Le mouvement contre la réforme des retraites en France, automne 2010

Dans la lutte contre la réforme des retraites ont coexisté une multitude de luttes locales qui avaient majoritairement en commun de mettre en mouvement des fractions ouvrières stables menacées ou éliminées par la fermeture ou la restructuration de leur entreprise ou de leur branche. Sans espoir de victoire et sans illusions, en France, à l’automne 2010, une fraction de la classe ouvrière a revécu de façon idéale le mythe de l’identité et de l’unité ouvrières[1]« La situation antérieure de la lutte de classe, ainsi que le mouvement ouvrier, reposait sur la contradiction entre d’une part la création et le développement d’une force de travail mise en … Continue reading. Eliminée avec la restructuration du mode de production capitaliste dans les années 1970 – 1980, l’identité ouvrière a été revécue de façon idéale parce qu’elle n’était plus le sens et le contenu général du rapport actuel au capital ; mais cet « idéal » n’était pas fortuit, il se nourrissait de luttes locales et trouvait un commun dénominateur adéquat dans le sujet même de la lutte, la retraite, symbole de la dignité ouvrière.

Dans ce mouvement dont l’originalité a résidé dans le fait d’être le premier, dans la série des grands mouvements français depuis 1995, à survenir après le début de la crise de cette phase du rapport d’exploitation, l’identité ouvrière a implosé pour avoir été revécue comme le complément fantasmatique accompagnant le syndicalisme de base. Il fallait à ce que nous allons définir comme syndicalisme de base des « oripeaux anciens » pour accomplir ses propres tâches.

Nous envisagerons d’abord brièvement la réforme des retraites dans le cours actuel du rapport d’exploitation définissant cette phase du mode de production capitaliste. Comment a-t-elle pu devenir un problème général ? Nous verrons ensuite comment les diverses pratiques qui ont fait le mouvement s’impliquent entre elles, construisent une unité de ce mouvement et en font une totalité définie comme relation entre syndicalisme de base et unité idéale de la classe. Là, nous verrons également pourquoi ce mouvement, malgré quelques apparences et les oripeaux dont il s’est parfois couvert appartient au cycle de luttes actuel. Il s’agira enfin de montrer la façon dont les luttes de ce mouvement ont pris l’activisme (qu’il nous faudra définir) à contrepied.

1) La réforme des retraites dans la crise de la phase du mode de production capitaliste ouverte par la restructuration des années 1970

Il faut être lucide, il y a des sujets sur lesquels la conclusion d’un accord n’est pas possible, tout simplement parce que cela ne relève pas du champ de la négociation sociale

– Nicolas Sarkozy

Ça ne sert à rien de faire grève aujourd’hui

– Eric Woerth[2]Au moment des faits, Nicolas Sarkozy était Président de la république et Eric Woerth, Ministre du travail et des affaires sociales.

a ) Asystémie de la revendication et identité ouvrière

La première détermination essentielle de ce mouvement a été le caractère asystémique de la revendication salariale. L’asystémie de la revendication est le contenu en acte, pratique, dans l’activité de la classe, de la disparition de l’identité ouvrière en ce que l’existence de la classe ouvrière produite et confirmée dans la reproduction du capital supposait, dans l’ancien cycle de luttes achevé au début des années 1970, que la revendication faisait conflictuellement système dans le régime d’accumulation d’alors. Asystémie de la revendication et disparition de l’identité ouvrière sont par là indissociables. La satisfaction de revendications particulières ou locales peut encore éventuellement être obtenue, mais le rapport global ne peut rien lâcher. La pénurie de plus-value n’explique pas tout, « l’argent manque » c’est sûr, mais il manquait tout autant et encore plus dans les années trente aux Etats-Unis ou en France. L’asystémie de la revendication relève avant tout de la définition structurelle et qualitative du rapport d’exploitation dans la phase du mode de production capitaliste qui aujourd’hui entre en crise. Le capitalisme restructuré a intégré l’attaque contre la valeur de la force de travail comme caractéristique fonctionnelle, structurelle et permanente destiné à ne jamais être achevée.

A la fin du XIXe siècle, la cartellisation et la fuite en avant dans l’accumulation de la section I (celle des biens de production) est la réaction du mode de production capitaliste au déséquilibre entre les sections de la production qui avait mené à la baisse du taux de profit et à la « grande dépression » ; au début des années 1930, Hoover précède Roosevelt ; au début des années 1970, les politique de « relance keynésienne » précèdent Thatcher, Reagan et le plan de rigueur français de 1983 ; de même, au début des années 2010, la pression sur la valeur de la force de travail pour accroître le taux de plus-value redouble. Chaque fois, dans une première phase de la crise, la réaction spontanée de la classe capitaliste est d’accentuer ce par quoi la catastrophe est arrivée. C’est alors le cours de la lutte des classes, dans ses formes historiquement spécifiées par la nature du rapport d’exploitation qui entre en crise, qui détermine la suite.

b ) La lutte contre la réforme des retraites et son contenu

La deuxième détermination a été sa généralisation à partir de la volonté de défense d’un statu quo qui, de fait, était déjà en grande partie obsolète.
Avec quarante années d’annuité, il faut avoir un emploi protégé, une carrière commencée tôt, pour que la perspective de la retraite ait un sens. Une situation qui s’apparente de plus en plus à celle de dinosaures au sein des travailleurs. Si le mouvement a continué, dépassant le cycle convenu des manifestations-défilés, c’est parce que cette défense d’un statu quo s’est elle-même muée en une critique plus profonde. Les quarante annuités, c’est une condamnation au travail à perpétuité.

La lutte contre la réforme des retraites n’est pas le révélateur d’autre chose mais de tout ce qui est inscrit dans cette réforme. La question c’est l’organisation du marché du travail dans le mode de production capitaliste issu de la restructuration des années 1970 : la précarisation ; les jeunes de moins de 25 ans qui sont au chômage[3]En juillet 2010, selon Pôle emploi, les jeunes de moins de 25 ans qui recherchaient un travail depuis un an au moins avait augmenté de 72 % en deux ans. C’étaient 109 000 jeunes qui étaient … Continue reading ; les plus de 55 ans qui sont poussés vers la sortie (en 2010, il y a eu 350 000 licenciements conventionnels).

Dans les nouvelles modalités de l’exploitation de la force de travail totale comme une seule force de travail sociale disponible face au capital et segmentable à l’infini, cette segmentation est tout autant division, création de catégories, que continuum de positions qui coexistent dans un même ensemble et se contaminent les unes les autres.

Au travers d’un grand nombre de dispositifs nouveaux, la classe capitaliste cherche désormais à soutenir l’offre de travail alors que l’objectif poursuivi jusqu’à la fin des années 1980 par l’action publique était plutôt d’encourager les retraits d’activité. La cible n’est plus de diminuer le taux de chômage, mais d’accroître le taux d’emploi. On peut compter actuellement en France plus de dix millions de salariés concernés par les exonérations sur les bas salaires, on peut dénombrer également 8,5 millions de bénéficiaires de la prime pour l’emploi. Le changement d’échelle est très net (2,8 millions de bénéficiaires de la politique de l’emploi en 2000).

La lutte contre la réforme des retraites a intégré tout naturellement, parce que là était son contenu vrai, le refus et la lutte contre l’organisation du marché du travail. C’est en cela qu’elle est devenue un mouvement général.

Mais, si la réforme des retraites engage l’ensemble des salariés parce que c’est du marché du travail dont il est question, pour la même raison, elle les engage de façon diverse.

Comme les mouvements des indignés et les mouvements « occupy », comme les révoltes arabes (dans un tout autre contexte et avec d’autres enjeux), cette lutte contre la réforme des retraites a posé la question de la définition aujourd’hui de la classe ouvrière dans sa segmentation.

c ) Unité et segmentation de la classe

Il n’y aura plus d’unité de la classe pour elle-même, c’est la troisième détermination de ce mouvement : la question de la segmentation est inhérente à ce cycle de luttes.

La formation d’un marché global du travail de plus en plus unifié comme un continuum de segments, la mise en place de politique néolibérales, la libéralisation des marchés et la pression internationale à la baisse des salaires et à la détérioration des conditions de travail signifient non seulement la disparition de l’identité ouvrière, mais encore que la situation commune d’exploités n’est rien d’autre que leur séparation. La tension à l’unité existe dans le heurt avec les séparations, elle est alors, pour les prolétaires, une contradiction avec leur propre appartenance de classe. La façon dont se résout une telle situation n’est absolument pas écrite d’avance : remise en cause par le prolétariat de son appartenance de classe ; ou « barbarisation », racialisation, sexage, c’est-à-dire des formes de la contre-révolution au plus près de la révolution. La contre-révolution au plus près de la révolution, c’est la constante possibilité du devenir de ce qui est la dynamique de ce cycle de luttes en limites. Une telle possibilité existe dans le fait de lutter en tant que classe comme limite de la lutte de classe; révolution et contre-révolution y sont intimement liées. La dynamique révolutionnaire de ce cycle rencontre dans sa propre possibilité la base même de la contre-révolution.

Trois déterminations essentielles ont défini ce mouvement : l’asystémie de la revendication salariale ; sa généralisation sur la base du marché du travail actuel ; la disparition de toute unité de la classe pour elle-même. Mais, à aucun moment l’appartenance de classe n’est apparue ou n’a été fugitivement produite comme une contrainte extérieure, elle s’est seulement repliée sur elle-même comme unité idéale de la classe dont les « manifs » étaient la représentation et déployée comme syndicalisme de base.

2) De l’identité ouvrière comme idéal au syndicalisme de base : manifs, grèves, AG et blocages.

a ) Sens général du mouvement

Le « fort ancrage populaire » de la lutte contre la réforme des retraites dont il était sans cesse question dans les médias était réel, c’était un sentiment social fait dans le matériau d’une ancienne et obsolète identité ouvrière. Ce sont les grèves dans les professions encore à statut ou encore fortement structurées par un emploi stable et souvent qualifié, les luttes dans des secteurs où des conventions collectives fortes organisaient l’emploi et les conditions de travail, qui ont été le fondement de ce mouvement contre la réforme des retraites et la base réelle de cette unité et identité ouvrière idéales. Cependant, en même temps, ce contre quoi il fallait lutter et les conditions de la lutte dictées par le marché du travail étaient la marque même de leur obsolescence. Ce fut, en fait, un autre combat, celui de maintenant, celui du marché du travail précarisé et segmenté, qui fut mené, contre la crise de ce capital restructuré, mais dans de vieux habits et en invoquant les mannes de cette classe ouvrière telle qu’elle fut et était maintenant disparue. Le sujet le permettait et même l’appelait. Le mouvement, pris comme totalité, a été la fragile et improbable synthèse momentanée de cette contradiction dans les termes.

Partout où les grèves ont démarré et ont tenu plus ou moins longtemps, la lutte « contre la réforme des retraites » a contenu des combats plus anciens pour l’amélioration des conditions de travail, le maintien du pouvoir d’achat et de l’emploi : raffineries, ports, éboueurs, postiers, ligne B du RER, etc.
Les grèves sont demeurées dans leur spécificité, des actions ont parfois été communes aux divers secteurs en lutte (blocages de péages autoroutiers ou d’autres axes de circulation) tout en demeurant une juxtaposition des forces. L’unité de la classe s’est révélée dans ce mouvement comme un rêve dépassé que la revendication pour le retrait de la réforme des retraites venait seulement symboliser.

b) Les « interpros »

N’étant pas nécessitées par le cours des grèves, les AG interpro sont restées très marginales quant à leur extension et à leur impact dans le cours de la lutte, quand elles n’étaient pas simplement des regroupements de chômeurs, de précaires et d’étudiants, qui trouvaient là un mode de participation à la lutte. Sous le nom « d’interpro », elles n’étaient alors que le lieu de regroupement et d’activités d’un segment particulier.

Comme le montre leur formation très tardive, dans le mouvement de 2010, les interpros ont surtout été des aveux de faiblesse : là où il n’y a pas la force ou la volonté de tenir une grève, les travailleurs épars (essentiellement profs, cheminots, et employés communaux) se regroupent pour pouvoir « faire quelque chose » ou se tenir chaud. A d’autres endroits, c’est l’occasion pour l’intersyndicale de se moderniser et de ratisser plus large.

Il n’y eut jamais de « débordements des syndicats », les AG se sont majoritairement contentées d’attendre en espérant que les syndicats appellent à un durcissement du mouvement ou à une grève générale. Elles n’ont jamais représenté la moindre unification du mouvement et de la diversité des grèves et elles ne le pouvaient pas.

Ces AG regroupaient des mili­tants syndic­aux de base opposés ou critiques vis-à-vis de leurs cen­trales, des salariés en grève in­satisfaits et déterm­inés, des jeunes travailleurs, des précaires et chômeurs sans lieux privilégiés de ren­contre et d’ac­tions, des gauchistes de terrains enrégiment­és ou non dans un groupuscule quel­conque, etc. Confrontés à l’échec annoncé de la straté­gie inter­syndicale, ils se sont or­ganisés tardivement en « AG interpro » (as­semblées générales interprofession­nelles) – rebap­tisées quel­quefois « AG de ville » ou « citoyennes ». L’ambition affi­chée de dépasser le monopole syndical s’est heurtée à l’absence de moyens et surtout de possibilités de faire, dans ce mouvement, une critique du syndicalisme sans qu’elle paraisse totalement plaquée et artificielle. Enfermées dans cette contradic­tion, les « in­terpro » se sont résignées au rôle d’auxi­liaires turbulents, refuges volonta­ristes de militants rêvant de reconnaissance syndicale, lançant des actions directes au petit bonheur la chance que la caisse de résonance d’internet transformait vite en actions grandioses.

Sans moyens d’étendre la grève, les AG firent des blocages leur activité emblématique, d’autant plus qu’en leur sein étudiants et précaires formaient souvent la majorité. La question du blocage fut une des questions les plus débattues, les AG ont eu tendance à y voir une forme qui dépassait la grève par l’efficacité, efficacité découlant de sa potentialité à dépasser la revendication et donc à avoir une « portée révolutionnaire ». Si les AG dites « interpro » n’ont été la manifestation d’aucune unité de la classe ouvrière (ou du prolétariat) et n’ont souvent été que le mode d’organisation d’un segment particulier, il faut se poser une question identique à propos des blocages. Les blocages ont-ils été, dans ce mouvement, la pratique par laquelle a été dépassée la segmentation de la classe ouvrière et de ses luttes et la réalisation, même partielle, de leur unité ?

c ) Les blocages

Les récits et témoignages abondent et, malgré parfois quelques envolées incantatoires, tous finalement nous disent que les blocages se sont inscrits dans le cours spécifique de chaque grève, suppléant parfois à sa faiblesse, présentant un autre aspect des mêmes luttes et que jamais les directives syndicales ne furent outrepassées.

Un seul exemple emblématique, celui des raffineries : « La plupart des grévistes, à ma connaissance, n’étaient même pas sur les piquets. Ils restaient chez eux et les noyaux de syndicalistes mobilisés n’étaient pas suffisants pour les blocages. Il leur fallait donc accepter de l’aide, via les intersyndicales de ville, donc aussi accepter de se retrouver face à quelques individus turbulents, mais au fond contrôlables à distance, voire isolables. De toute façon, les fameux blocages extérieurs offraient aussi l’avantage que les « bloqueurs » demeurent aux portes des sites, ou dans les environs, mais qu’ils ne pénètrent jamais à l’intérieur. » (Peter Vener, Trois lettres sur les blocages)

Ce n’est pas parce que les formes actuelles de lutte, comme les blocages ou les AG, sont décalées par rapport à celles qu’affectionnent à l’ordinaire les directions syndicales qu’elles expriment le dépassement du syndicalisme. Fonction nécessaire de l’existence du prolétariat dans son implication réciproque avec le capital, le syndicalisme est une activité qui ne se limite pas aux organisations syndicales. Coordination ou simple activités des grévistes peuvent être syndicalistes, sans appareils ni syndicats. Il peut exister un syndicalisme de base avec ou sans institution ou, inversement, s’incrustant dans les organisations les plus officielles. Comme l’a montré la lutte contre la réforme des retraites, le syndicalisme n’est pas structurellement une question d’organisation ou d’institution mais de mode d’activité. Le syndicalisme (avec ou sans institutions) est toujours réinventé dans la lutte des classes.

Avec la fin de l’identité ouvrière reconnue et confirmée dans la reproduction du capital et la crise des représentations syndicales et politiques de la classe ouvrière qu’elle contient, le syndicalisme dans son sens le plus général est devenu diffus, ce que nous appelons syndicalisme de base dans ce texte. L’asystémie de la revendication salariale rend le phénomène encore plus sensible et instable. Il y avait, durant les années 1950, 1960, 1970, des débordements des syndicats, des organismes autonomes qui apparaissaient, des comités de grève de base, ils étaient combattus (souvent jusqu’à la violence physique) par les Centrales qui ne modifiaient pas leur stratégie et persistaient contre ces contestations dans leurs modalités d’existence que fondamentalement définissait le rôle conflictuel mais fonctionnel de la revendication et la reconnaissance de l’identité ouvrière.

Durant l’automne 2010, les blocages syndicalistes acceptaient le soutien de tous, malgré les préventions évidentes de la CGT vis-à-vis de tout ce qui est non-encadré. De la même manière que l’intersyndicale organisait les manifestations, le soutien aux blocages est accepté exactement comme soutien à des revendications justes s’articulant à la grande revendication salariale unanime de défense de la retraite. En tant que forme de lutte, le piquet volant, comme le blocage qui est sa raison d’être, ne porte en lui-même aucune potentialité inscrite dans son ADN. On peut espérer « intensifier le rapport de force », mais cela ne dit pas quel est le contenu de ce « rapport de force » et surtout on n’intensifie que ce qui cherche à s’intensifier et, quand c’est le cas, cela se voit très rapidement. A l’évidence, ce n’était pas le cas du mouvement de l’automne 2010.

Le blocage de la production en arrive à être considéré en lui-même comme le dernier acte avant le passage à la révolution (communisation). La lutte revendicative, dans son cours de lutte revendicative, sortirait d’elle-même, par certaines de ses formes, de son caractère revendicatif. Ici, quelque chose se met en boucle entre la conception du blocage et la « nécessité » de l’intervention.

Les blocages réellement existants se sont inscrits dans l’activité des grèves, leur efficacité est restée conditionnée, dans chaque cas, par la poursuite de la grève ou par son inexistence sur le site bloqué, et, pour les blocages épisodiques et volants, par la poursuite générale des grèves. Les blocages n’ont que de façon absolument exceptionnelle (et encore…) « déborder les cadres imposés par les syndicats » (tract Premier Round distribué à Paris lors de la manif du 28 octobre) qui en ont initié et contrôlé de bout en bout l’immense majorité. Là où les blocages ont pu avoir un minimum d’efficacité (raffineries), il était évident, même dans le discours des médias et celui de l’Etat, que « bloqueurs » et « grévistes » étaient identiques. Que cela soit à Avignon, à Strasbourg, ou à Rennes, les AG « autonomes » s’aperçoivent que leurs tentatives d’action ne sont pas grand chose sans les « bureaucraties syndicales locales ».
Ce qui ferait du blocage une pratique particulière ce serait sa « généralisation » comme « blocage des flux ». Mais là, si on considère le mouvement d’octobre, il faut revoir son enthousiasme à la baisse. Le blocage n’est pas une pratique abstraite comportant un sens toujours déjà là, quel que soit le mouvement dans lequel il s’inscrit. A raisonner ainsi, on aboutit à considérer que c’est le mouvement d’octobre qui n’est pas allé assez loin et qui s’est retrouvé en décalage avec l’une de ses propres pratiques, ou une de ses pratiques qui s’est retrouvé en décalage avec le mouvement, c’est pareil.

Les pratiques réelles de blocage sont alors mises en regard d’un sens intrinsèque de la Pratique du Blocage (avec un grand « P » et un grand « B »). Dans l’engouement que les blocages ont suscité, il y avait toujours l’évaluation des blocages réellement existant en regard d’une pratique du blocage hors contexte et hors « actuel ». Dès que l’on essentialise des éléments du réel, on est ensuite obligé de parler en termes de potentialité (voir plus loin à propos de l’activisme).

Ces blocages n’ont rien demandé de plus (car ils ont demandé des choses, ils ont revendiqué) que les grèves. Dans les raffineries, les blocages (très syndicaux) étaient la grève réellement existante. Les grèves étaient revendicatives et les blocages aussi, ce n’était pas les émeutes de 2005 en France ou la Grèce de décembre 2008. Tout au contraire, on peut également comprendre l’extension des blocages comme un contournement de la faiblesse du mouvement, une sorte de palliatif et peut-être même comme l’effet d’une forte réticence à s’engager dans un conflit plus dur : le sachant perdu. Car s’il y a bien une évidence dans ce mouvement là, c’est celle de la conscience que la revendication jouant le rôle de revendication centrale, unifiante, n’aboutirait pas. Ce n’est pas un hasard si les grèves n’ont plus ou moins été majoritaire et n’ont tenu que là où elles engageaient d’autres raisons de conflits que la revendication sur la réforme des retraites. Les grèves de l’automne 2010 n’ont pas paralysé l’économie parce qu’elles n’étaient pas suivies et pas massives (outre les jours J ou dans des secteurs particuliers), pas parce qu’elles étaient encadrées.

Cependant, on ne peut, en ramenant avec raison, dans ce mouvement, les blocages à l’activité revendicative, laisser de côté ce qu’ils signifient spécifiquement dans cette activité revendicative.
En premier lieu, la pratique du blocage se relie aux conditions générales actuelles du salariat (y compris le chômage). Un processus de production éclaté quant à ses lieux et quant à la segmentation de la force de travail qu’il mobilise crée des formes de luttes qui lui correspondent et qui, tout simplement, sont les siennes. Dans ce mouvement de l’automne 2010, si nous avons eu affaire à des grèves relevant en général de secteurs où existaient des « communautés de travail » encore plus ou moins stables mais menacées, la présence, à l’intérieur même de ces grèves, des blocages et de la diversité des participants qu’ils mobilisent, signifie que ces « communautés » ne sont elles même que des moments d’une segmentation générale de la force de travail.

Mais, en second lieu, ce qui peut paraître étrange dans le mouvement tel qu’il fut c’est que les blocages qui indéniablement correspondent aux formes générales actuelles du salariat et de mobilisation globale de la force de travail sont apparus là où le terme de « communautés de travail » (largement réduites à presque rien par le capital dans sa restructuration) n’est pas complètement obsolète. Ces « communautés de travail », là où elles pouvaient encore se formaliser, ont été le référent et la caution du mouvement dans ses caractéristiques et ses contradictions constitutives servant de pivot aux blocages et de force de regroupement. Mais, trop faibles pour avancer ne serait-ce que sur leurs revendications spécifiques et anachroniques quant à leur existence, elles se sont données sans sortir de leur particularité la forme du général dans les blocages, forme déterminée par les modifications acquises du salariat, c’est-à-dire par cela même qui signifie leur anachronisme.

d ) Le syndicalisme de base

Le blocage est une activité emblématique de ce que nous avons commencé à appeler le syndicalisme de base. Dans cette activité (le blocage) se manifeste l’unité de la classe à une époque où il n’y a plus d’unité de la classe comme existence confirmée dans la reproduction du capital et comme préalable à la lutte révolutionnaire. Depuis la restructuration et encore plus depuis le début de la crise de cette phase du mode de production capitaliste, l’unité est vide si elle n’est pas la remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe.

Ce qui apparaît alors comme unité c’est le mouvement brownien d’éléments dont l’appartenance à un même ensemble leur échappe constamment dans le va et vient d’un lieu à un autre. Dans ces luttes, le blocage était l’appartenance de classe non pas produite comme une contrainte extérieure mais vécue comme étrangère et à retrouver en tant que somme infinie à construire. L’unité n’est plus que juxtaposition et somme, elle n’est rien en elle-même.

Sur la base et face à l’unité objectivée de la classe dans le capital, la seule unité envisageable dans la lutte de classe n’est pas un préalable à la révolution, la reconstitution d’une sorte de mouvement ouvrier radical et autonome, mais celle des mesures communistes. La nécessité actuelle de dépasser leur situation, les travailleurs salariés, la trouve, en leur sein c’est-à-dire dans leur rapport au capital, dans leur incapacité à s’associer sans remettre en cause le rapport qui les lie pour le capital et les divise pour eux-mêmes en une infinité de situations et de pratiques.

L’unité de la classe existe et elle existe dans le capital. Les différences ne sont pas des accidents qu’il s’agit d’effacer. La situation de classe est devenue une unité objective étrangère dans le capital. Ce qui est en jeu dans la lutte de classe, ce n’est pas la suppression de la segmentation dans l’unité, c’est-à-dire une réponse formelle qui est déjà caduque. Il ne s’agit pas de perdre la segmentation, les différences, ce qui est dynamique c’est la contradiction entre ces luttes de classes dans leur diversité et l’unité de la classe objectivée dans le capital. Il ne s’agit pas de dire que plus la classe est divisée, mieux c’est, mais que la généralisation d’un mouvement de grèves, que la multiplicité des luttes, ne sont pas synonymes de l’unité de la classe, c’est-à-dire du dépassement de différences considérées comme purement accidentelles et formelles. Il s’agit de comprendre ce qui se joue dans ces mouvements diffus, segmentés et discontinus : la création d’une distance avec cette unité « substantielle » objectivée dans le capital.

Le mouvement contre la réforme des retraites n’a pas échappé à cette situation mais il lui a donné une tonalité bien personnelle. De par les particularités de la revendication centrale et les spécificités des principaux secteurs embarqués dans les grèves, contre cette unité de la classe objectivée dans le capital qui n’est pour elle que segmentation, le mouvement s’est compris et a cru agir comme la recomposition de l’unité de la classe pour elle-même, mais cela ne pouvait plus être qu’une unité idéale. C’est le syndicalisme de base qui a produit cette unité idéale de la classe comme son complément et aboutissement nécessaires trouvant la représentation de celle-ci dans les grandes manifestations, tandis qu’il était, de fait, la confirmation de la disparition de l’unité réelle de la classe pour elle-même.

C’est au travers des actions particulières du syndicalisme de base que l’identité idéale est produite activement en même temps que ces actions, dans leurs caractéristiques mêmes, la révèlent comme idéale. Le syndicalisme de base n’est pas une sortie du syndicalisme, pas plus que le soutien réciproque entre les secteurs en lutte n’est une sortie du corporatisme et des segmentations mais leur addition[4]Cela peut même être parfois une somme algébrique : qu’aurait signifié, à Marseille, le soutien aux grévistes des bassins Ouest et le lendemain celui aux grévistes des bassins Est dont les … Continue reading. Cependant, son caractère diffus n’est pas qu’un changement formel, il signifie que la question est maintenant celle de l’unité de la classe, celle des modalités de son existence objective dans le capital. La question est celle de la lutte en tant que classe comme limite de la lutte de classe. La sortie de la division ce n’est pas la somme des éléments divisés, c’est la suppression de ce qui les divise : le fait d’être des prolétaires et de ce fait d’avoir l’unité de leur existence en tant que classe représentée face à eux objectivée dans la reproduction du capital.

Le caractère asystémique de la revendication salariale n’est pas seulement une situation nouvelle, une sorte de cadre, dans lequel se dérouleraient des actions revendicatives inchangées qui n’auraient comme caractéristiques nouvelles que le fait de ne pouvoir aboutir. L’asystémie de la revendication est une transformation des pratiques revendicatives qui se dédoublent d’une part en pratiques de base, locales et plus ou moins autonomes vis-à-vis des confédérations syndicales, elles-mêmes, comme la CGT, traversées de contradictions, et, d’autre part en la production de l’unité de la classe comme l’idéal que ces pratiques appellent et contredisent.

Chaque segment en lutte, tout en restant dans sa particularité se considérait comme un segment du « prolétariat en lutte », c’était le rôle des grosses manifestations et de la circulation des acteurs dans les blocages. Il fallait entendre, durant ces manifestations, la sono annoncer les fragments des cortèges comme on annonce les délégations lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Le mot magique de « convergence » a été décliné des directions syndicales au plus toto-activiste des comités de luttes. Il s’agissait de restaurer l’identité ouvrière alors que l’importance de ce qui était en train de se faire dans les luttes éparses résidait précisément dans sa disparition. Au travers des blocages et des AG, les travailleurs en lutte allaient réellement d’un secteur à l’autre et s’épaulaient entre eux, mais comme aurait dit les opéraïstes italiens : plus aucun secteur de la classe ouvrière n’est à même de jouer le rôle de cristallisation d’une « recomposition de classe ». Durant toute l’histoire du programmatisme jusqu’à et y compris l’identité ouvrière, l’unité était toujours quelque chose se définissant en propre pour soi, l’unité était plus que l’addition des parties.

Cependant, dans les luttes de l’automne 2010, l’appartenance de classe comme limite n’est apparue qu’en ce qu’elle était un idéal à (re)constituer, elle n’a jamais été produite comme contrainte extérieure. Objectivée dans le capital, l’unité de la classe est devenue le rêve que les prolétaires voulaient s’approprier. Son caractère problématique a constitué toute la dynamique de ce mouvement, la revendication centrale dans son impossible satisfaction avait là une autre fonction : celle d’une unité symbolique. Les caractéristiques particulières de ce mouvement (la retraite comme revendication centrale, les principales catégories en lutte) ont fait que le mouvement a cherché à vivre comme intériorité, l’extériorité de l’unité de la classe.

« Personne ne nous représente » disaient les manifestants, parce qu’il n’y avait rien à représenter. Le syndicalisme de base est l’expression d’un mouvement simultanément très ancré et diffus et sans représentation. Le syndicalisme de base n’est pas une question d’organisation, ne privilégie pas nécessairement telle ou telle organisation ou même l’absence d’organisation pérenne, la CGT peut être syndicaliste de base. Le syndicalisme de base est un mode d’existence fonctionnelle du rapport du prolétariat au capital quand il n’y a plus d’unité préalable de la classe face au capital, quand il n’y a plus d’identité ouvrière. Il est la forme fonctionnelle (c’est-à-dire qui tient à la structure du rapport et ne s’attache pas à telle ou telle forme immédiate) de l’existence inéluctable de la revendication quand la revendication est devenue asystémique. Il a parcouru tout ce cycle de luttes et tend à devenir dans la crise actuelle la formalisation dominante de l’action en tant que classe comme limite. Comme l’auto-organisation, avec laquelle il a tendance à se confondre, il n’est que le premier acte, là où il y a le pas à franchir : celui de la production, dans la lutte, de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure.

Durant le cours du mouvement, les lycéens, par leur présence et leurs activités mêmes, ont signifié que cette unité et cette identité ouvrière n’était plus aujourd’hui qu’un idéal. Espérés et attendus comme lycéens, c’est comme émeutiers de banlieues qu’ils apparurent. Dans la rue, les lycéens étaient en actes la fin de l’identité ouvrière. Ils perturbaient la logique de la contradiction constitutive de ce mouvement qui faisait de l’identité ouvrière idéale le complément naturel et nécessaire du syndicalisme de base au travers de la médiation que représentait la composition sociale des secteurs les plus en vue dans les grèves.

Durant les deux journées chaudes de Lyon, l’Etat a mis tout de suite le paquet pour tuer dans l’œuf ce type d’actions et a bien ciblé dans la répression ceux des lycéens qui n’avaient pas le droit d’être dans la rue[5]Le même jour, la police organisait un périmètre de déviation du trafic autour du sit-in, rue de Rivoli, de 150 lycéens d’Henri IV.. Ségrégations sociale, urbaine, ethnique, générationnelle, ici l’identité ouvrière est bien morte.

La fameuse « auto-organisation des luttes » dans laquelle culmine le syndicalisme de base est encore une forme de relation entre luttes revendicatives et révolution comprise comme transcroissance, elle est devenue le rêve d’une identité ouvrière qui n’en soit plus une. Ce serait l’unité de la classe, la « convergence des luttes », la transcroissance (formelle) des luttes revendicatives à la révolution, mais avec une classe portant sa propre négation. Le beurre et l’argent du beurre. Complètement pris à contrepied par ce syndicalisme de base dans lequel il a enfin vu une unité de la classe qui ne pouvait plus être son affirmation comme classe dominante, l’activisme a cru arrivée l’heure de sa rencontre avec les luttes ouvrières.

3) L’activisme comme quiproquo

Aujourd’hui cheminot, hier chômeur, demain travailleur précaire, après demain squatteur ou immigré sans-papier… L’activisme est le « Que Faire ? » permanent de l’époque où tout ce qui faisait l’identité ouvrière a disparu. Un « Que Faire ? » permanent qui n’a plus la médiation entre les luttes particulières et l’existence générale de la classe qu’étaient l’identité ouvrière et / ou le Parti (existant ou à construire), la montée en puissance de la classe : de façon générale, un être du prolétariat à révéler, que celui-ci soit explicite dans ses médiations (politiques, syndicales, institutionnelles) ou contrarié par elles. Cette généralité du prolétariat suppose que toutes les particularités ne sont plus que des contingences, des accidents.

Coincé sans médiation entre le général et le particulier, l’activisme est tactique et toujours insatisfait de lui-même et des autres (jusqu’à l’action suivante). En tant qu’essentiellement tactique, l’activisme fonctionne comme une boite à outils : généralisation de l’action, dépassement de la revendication catégorielle, auto-organisation de la lutte, refus des médiations, autonomie… En conséquence, si ce n’est pas définitoire c’est une tendance lourde : l’activisme est normatif. L’action est alors construite comme question, c’est-à-dire comme intervention. La construction de cette question fait de la diversité des activités une abstraction : la Pratique comme abstraction. La question de l’intervention transforme ce que l’on fait dans telle ou telle lutte (ou ce que l’on ne peut pas faire), c’est-à-dire des pratiques toujours particulières en une abstraction de la pratique construisant le dilemme intervention/attentisme comme son autojustification.

Et voilà que dans ce mouvement contre la réforme des retraites de l’automne 2010, avec les AG et surtout les blocages, l’activisme a posé le pied sur les terres inconnues des grèves et des revendications ouvrières. Enfin, il croyait être là où cela se passe.

a) Généralité et corporatisme : l’activisme pris à contrepied

Dans ce mouvement, l’activisme a été pris à contrepied par le fait que les pratiques apparaissant formellement comme les plus radicales, celles qui d’ordinaire font partie de ses recettes pour « aller au-delà », étaient précisément investies par le dit « corporatisme », le particulier, les revendications spécifiques. L’activisme a été amené, par sa nature, à une erreur d’analyse consistant à ne pas comprendre que les actions et les secteurs les plus durs n’étaient pas les prémices et encore moins les « avant-gardes » (AG étudiante de Rennes) de la généralisation du mouvement, mais existaient sur des bases particulières et, entre autres choses, syndicalement contrôlées.

Au moment où il y aurait pu avoir rencontre entre « activistes » plus ou moins affichés et grévistes, cette rencontre n’a pas eu lieu. Au moment même où cela aurait pu se produire, ce qui s’est produit c’est au contraire une absorption des premiers dans ce que le mouvement avait de plus particulier et corporatif. Avec les blocages, les activistes ont cru réaliser cette unité et cette généralité de la classe qui légitiment leur existence et leur pratique, mais de façon réelle, triviale, ils les ont réalisées d’une part comme supplétifs conscients et heureux de la CGT et, d’autre part, dans la pratique du blocage comme unité rêvée, comme la « potentialité » de cette unité. Les activistes étaient doublement heureux : heureux parce qu’enfin ils en étaient ; heureux parce que la CGT ne remplissait pas la fonction d’être la généralité présupposée de la classe dont il leur revenait alors d’être les révélateurs et les porteurs. Ils ne pouvaient voir que leur propre présence ne tenait qu’à cette disparition de la généralité présupposée de la classe et que leur action entérinait cette disparition. L’activisme, absorbé dans les particularités et les activités du syndicalisme de base, était complètement pris à contrepied. La nature du mouvement a mis l’activisme en apesanteur. En apesanteur quant à ses pratiques rêvées, avec des semelles de plomb quant à ses pratiques réelles (supplétifs de la CGT). Même s’il pouvait parfois en être conscient, la dénégation de cette situation était toute prête sous la forme d’une autre constante de l’activisme : la potentialité.

b) La « potentialité »

Avec la pratique du blocage, la potentialité avait trouvé sa forme. Le militantisme suppose toujours un manque dans la situation et dans la pratique existante, il fonctionne toujours sur un hiatus à combler ; le manque, la potentialité et la tendance en sont des concepts constitutifs. Le blocage possède l’immense avantage de dissoudre la frontière invisible qui rend si difficile aux « révolutionnaires permanents » l’accès « là où ça se passe ». De l’interpro ouverte à l’assemblée générale et de là au blocage il n’y a qu’un pas et du coup disparaîtrait la critique de « l’interventionnisme » : plus d’intérieur, plus d’extérieur. Mais pour cela il faut avoir développé une idéologie de la forme blocage. Le seul problème c’est que, comme pour l’émeute, la question ne réside pas dans un certain niveau de violence, de légalité (la grève) ou d’illégalité (le blocage), de fusion dans l’action, mais dans le contenu réel des luttes et le moment qui les sécrète.

L’opposition entre grèves et blocages permet une idéologie du blocage qui fonctionne en mimant le couple revendication / absence de revendication ou particulier / universel. La grève restant enfermée dans une relation revendicative, le blocage sortirait de cette relation en tant que création fantasmatique d’un moment zéro ouvrant les possibles : le blocage de l’économie.

Quand l’activisme cherche à s’élever au-dessus des pratiques immédiates dans lesquelles il était investi au cours du mouvement, quand il se considère comme mettant en œuvre cette potentialité qui est la justification de toutes ses attitudes vis-à-vis de ce qui existe, toutes les stratégies qu’il avance comme siennes consistent à recréer, comme mouvement révolutionnaire une vraie unité de la classe pour elle-même. Vraie, car sans représentation ni médiation. Cette perspective théorique et pratique revient à pérenniser un syndicalisme de base radical qui est une contradiction en acte consistant à être l’expression d’une existence pour elle-même de la classe opposée à sa propre situation de classe.

Que ce sujet soit « la classe ouvrière » ou le « n’importe qui » tissant des liens « qui ne sont pas ceux préexistants d’une appartenance de classe » (Rebetiko), la nature la plus intime de l’activisme réside dans le fait de présupposer un sujet général sur lequel il agit comme le révélateur de la généralité. La question que donc, par nature, l’activisme ne peut poser, c’est celle de la disparition de la généralité comme unité présupposée du sujet auquel il s’adresse (quel que soit ce sujet). Que la lutte de classe puisse être le fait d’une classe essentiellement segmentée dans sa contradiction avec le capital et que rien dans cette contradiction ne puisse surmonter cette segmentation (si ce n’est l’abolition du capital) est hors du champ de vision possible de l’activisme.

c ) Un radicalisme de l’ancien cycle de luttes et un idéalisme des limites actuelles

Ayant emprunté naïvement, sans aucune vérification préalable, à la vie ancienne et ordinaire de la lutte des classes, la catégorie de mouvement ouvrier et son effondrement, et ayant fait tout aussi naïvement du mouvement ouvrier la définition et l’unité antérieure de la lutte de classe, l’activisme se demande quelle est la nature actuelle de cette unité, de cette généralité de la lutte contre la société capitaliste, qui sont sa raison d’être. Sa relative réussite dans le mouvement est d’avoir été pris à contrepied. Le syndicalisme de base qui a été sa porte d’entrée est pour lui le fondement d’une recomposition générale unifiée de la classe. Par là, l’activisme signifie premièrement l’obsolescence de la montée en puissance du prolétariat comme marchepied de la révolution et, deuxièmement, que l’appartenance de classe est devenue la limite de la lutte de classe, mais il ne signifie cela qu’en tant que symptôme.

En effet, quand c’est l’activisme qui voit dans le syndicalisme de base l’unité de la classe et sa capacité à lutter en tant que classe contre sa propre situation, cela signifie qu’il n’y a plus d’unité de la classe préalable à son abolition et que la lutte en tant que classe est devenue la limite de la lutte de classe. L’activisme ne peut pas être cette unité parce qu’elle ne pouvait exister que de façon institutionnalisée et reconnue (confirmée) par le capital. Avec la subsomption réelle du travail sous le capital, l’unité est toujours une construction dans l’autoprésupposition du mode de production capitaliste, c’est-à-dire que, par nature, elle est, pour l’activisme une contradiction dans les termes. Quand l’activisme se projette comme unité dans le syndicalisme de base, il est le symptôme du fait que le syndicalisme de base n’est pas une unité. Plus il va dans la recherche de cette activité unifiante, plus la réponse à la question qu’il s’est posée, la disparition et la recomposition de cette unité, l’implique dans des contradictions inextricables : il n’y a plus d’unité de la classe pour elle-même autre que son existence objectivée dans le capital ; agir en tant que classe est la limite de la lutte de classe.

La question que nous avons à nous poser n’est pas celle de l’unité a priori, mais de la reconduction ou non des séparations, parce que c’est la question qui se pose dans les luttes lorsqu’elles tendent à se généraliser : la tension même à l’unité n’est que le fait de se heurter à la réalité de la séparation. La « communauté de situation » n’est donnée que de manière abstraite ou générale dans ce qu’on est dans le capital, elle ne devient une tension réelle que dans les luttes. Encore faut-il qu’il y ait dans cette lutte la tension à cette unité, c’est-à-dire une dynamique de remise en cause des segmentations. Cela ne signifie pas l’attente maximaliste de La Révolution, mais la production dans une lutte de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure, l’apparition même fugace d’activités d’écart, c’est-à-dire, à l’intérieur de la lutte en tant que classe, de pratiques allant à l’encontre même de son caractère revendicatif, d’attaques par les prolétaires de ce qui les définit dans leur situation de prolétaires y compris toutes les formes de représentations. Ce n’est qu’ainsi que la segmentation est posée comme problème, quand elle se confond avec l’appartenance de classe elle-même et non quand c’est cette appartenance de classe qui est supposée contenir l’unité à laquelle il suffirait de donner forme. Si l’on a considéré cette unité comme une chose a priori, sous-jacente, la solution, le dépassement de cette situation de fragmentation n’est plus que formelle dans la mesure où son contenu est toujours là présent comme potentialité. Cette unité a priori, certaines pratiques auraient, par leur forme même (le blocage, l’appropriation d’un lieu), la faculté (potentielle elle aussi) de la faire devenir effective.

L’activisme aboutit à promouvoir ce qui a disparu : la généralité latente de la classe et son débouché en tant que perspective révolutionnaire, c’est-à-dire l’auto-organisation. Mais, dans l’activisme, cette dernière, devenue idéologie, a pris acte de sa propre faillite en occultant le sujet qui lui a fait faux bond. D’auto-organisation des prolétaires qui nous mène à la révolution comme affirmation de la classe, elle est devenue « l’auto-organisation des luttes » dont la fonction est de « briser les identités sociales figées ». L’activisme est un idéalisme de l’ancien cycle de luttes ; une folie obsessionnelle des formes qui culmine dans « l’auto-organisation des luttes » et leur « convergence », expressions non seulement devenues vides de contenu, mais encore qui, promues en pratiques radicales, entérinent les limites actuelles de la lutte de classe. Libérées, purifiées, par la faillite du mouvement ouvrier, les formes radicales de l’ancien cycle de luttes deviendraient « révolutionnaires ».

Le cercle vicieux de l’activisme réside alors dans la poursuite de ce dont précisément la disparition est la raison d’être de son existence. « Les actions se multiplient et se durcissent dans la convergence », « la base salariale se retrouve orpheline » : l’erreur de la première proposition est nécessaire pour que l’activisme se présente, dans la seconde, en parents adoptifs de l’orpheline. Le comique de situation réside dans le fait qu’il se conçoit et se présente comme la relève d’une disparition, celle du mouvement ouvrier, qui est cela même par quoi il existe. L’activisme actuel se vit comme la radicalité de l’ancien cycle de lutte enfin maintenant possible, celle de l’identité ouvrière et de l’auto-organisation. Il est en pratique la contradiction à ce qu’il proclame être sa perspective : la révolution comme communisation.

En conclusion

Dans ces luttes contre la réforme des retraites durant l’automne 2010 en France, au-delà de leur caractère diffus, divers et segmenté, de la pluralité des formes de luttes plus ou moins complémentaires et opposées, une cohérence s’est mise en place. Entre l’asystémie de la revendication, la manifestation d’une identité ouvrière idéale, le syndicalisme de base, le rôle qu’y a joué l’activisme, c’est non seulement à l’implosion de l’identité ouvrière à laquelle nous avons assisté et participé, mais encore à la manifestation de l’appartenance de classe, dans la lutte de classe, comme sa limite. Cette limite du cycle de luttes actuel était là, présente dans sa spécificité, aussi bien dans l’asystémie connue de la revendication que dans la colère vis-à-vis de la représentation politique, mais aussi dans ce syndicalisme de base qui a vivifié tout du long ce mouvement. Ce syndicalisme, en même temps qu’il était le socle sur lequel pouvait se rêver l’unité et l’identité ouvrières que la particularité des secteurs en pointe dans la lutte rendait crédibles, était, dans les faits, la caducité de l’une et de l’autre.

Ce mouvement a ouvert trois questions. La première : celle de la segmentation du prolétariat qui ne peut plus être considérée comme l’addition de formes accidentelles d’une unité essentielle et potentielle mais seulement comme définitoire du prolétariat. La seconde est celle du dépassement du caractère nécessairement revendicatif de la lutte de classe, c’est-à-dire du dépassement de la lutte en tant que classe dans la lutte de classe. Dans le mariage entre syndicalisme de base et unité / identité idéales, les deux questions se sont jointes et sont maintenant réunies. La troisième, plus générale, est alors celle de la définition des classes et du prolétariat en particulier.

Mais encore, idéologie de l’identité ouvrière, luttes pour des intérêts immédiats, désobjectivation du rapport social d’exploitation, représentation politique : toutes les instances du mode de production capitaliste qui composent la lutte des classes se sont mises à jouer entre elles et à se jouer de leur assignation et leur relation de détermination convenues. Il y aura de l’idéologie, de l’économie, du sexe, du social, du sociétal, de la politique dans un mouvement révolutionnaire et le dépassement de tout cela passera, dans le cours de la lutte, par le bouleversement des hiérarchies et déterminations entre toutes ces instance du mode de production par la fixité desquelles il s’autoprésuppose. C’est alors une ultime question qui apparaît : celle de la définition comme conjoncture d’une situation révolutionnaire ou plus modestement d’une situation de conflits de classes aigüe et généralisée.

R.S.

References

References
1 « La situation antérieure de la lutte de classe, ainsi que le mouvement ouvrier, reposait sur la contradiction entre d’une part la création et le développement d’une force de travail mise en œuvre par le capital de façon de plus en plus collective et sociale, et d’autre part les formes apparues comme limitées de l’appropriation par le capital de cette force de travail, dans le procès de production immédiat et dans le procès de reproduction. Voilà la situation conflictuelle qui se développait comme identité ouvrière, qui trouvait ses marques et ses modalités immédiates de reconnaissance (sa confirmation) dans la « grande usine », dans la dichotomie entre emploi et chômage, travail et formation, dans la soumission du procès de travail à la collection des travailleurs, dans les relations entre salaires, croissance et productivité à l’intérieur d’une aire nationale, dans les représentations institutionnelles que tout cela implique tant dans l’usine qu’au niveau de l’Etat. » (Fondements critiques d’une théorie de la révolution, p. 40, Ed. Senonevero) Il y avait production et confirmation à l’intérieur même de l’autoprésupposition du capital d’une identité ouvrière par laquelle se structurait, comme mouvement ouvrier, la lutte de classe. C’est tout cela que la restructuration initiée au début des années 1970 a laminé, emportant avec elle l’identité ouvrière et tout un cycle de luttes qui la déclinait depuis le mouvement ouvrier jusqu’à l’autonomie.
2 Au moment des faits, Nicolas Sarkozy était Président de la république et Eric Woerth, Ministre du travail et des affaires sociales.
3 En juillet 2010, selon Pôle emploi, les jeunes de moins de 25 ans qui recherchaient un travail depuis un an au moins avait augmenté de 72 % en deux ans. C’étaient 109 000 jeunes qui étaient dans cette situation.
4 Cela peut même être parfois une somme algébrique : qu’aurait signifié, à Marseille, le soutien aux grévistes des bassins Ouest et le lendemain celui aux grévistes des bassins Est dont les intérêts étaient antagoniques.
5 Le même jour, la police organisait un périmètre de déviation du trafic autour du sit-in, rue de Rivoli, de 150 lycéens d’Henri IV.